Invisibles de la nuit : depuis 15 ans, Philippe est au chevet des enfants malmenés par la vie
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Depuis quinze ans, et toutes les nuits en semaine, il veille sur le sommeil de ces enfants abîmés par la vie. Invisible de la société, Philippe Coutbetergues, surveillant de nuit à l’Itep, à Polminhac, l’est aussi pour eux… Quand leurs rêves sont doux.
« Aimer, aux yeux des enfants, c’est veiller. Veiller le sommeil, apaiser les craintes, consoler les pleurs, soigner les maladies (*). » C’est ce qu’il fait, Philippe. Surveillant de nuit qualifié, c’est son poste. Seul, dans les couloirs de cet internat particulier, à Polminhac, parmi les respirations ronflantes d’une enfance esquintée. Seul, guidé par l’espoir d’une résilience, que lui soufflent tout bas les lignes de Cyrulnik, qu’il cite quand il doute.
La vie est déjà dure, pour ces enfants-là.
Mais, dans la pénombre et le silence, leurs bouilles rondes, innocentes, à peine éclairées par les veilleuses, ressemblent à celles de tous les enfants.
Le jour, Johann, Charlotte et Mélanie prennent soin d’eux, les amènent en classe. Ces éducateurs répondent à tous leurs besoins, qu’ils soient d’attention ou d’éducation. Leur enseignent comment on fait, pour vivre ensemble. Et, puisqu’ils ne l’apprennent pas chez eux, leur montrent que la tendresse est possible, dans le chaos de leurs angoisses.
La fureur qui s’échappe de leurs narines, c’est un appel de détresseContre insultes hurlées et corps révoltés. Ici, pour un oui, pour un non, les pots de yaourt volent contre les murs, les chaises fracassent les tables. « Une frustration et ça peut partir. C’est imprévisible. À 10 ans, quand ça déboule, ça chauffe, c’est chaud marron?! » Mais Philippe ne se laisse pas duper. La fureur qui s’échappe de leurs narines, c’est un appel de détresse. La demande inassouvie d’amour. Ça, ils le savent, les éducateurs de l’Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep).
Quand il arrive, Philippe, il est 22 heures. Ils dorment tous. Souvent. Pas tout le temps. Ce soir, oui. En paix ou pas, ils sont plongés dans leurs songes. Une apparente sérénité règne ici, à l’internat géré par l’Association départementale sauvegarde de l’enfance à l’adulte (ADSEA). Ces enfants ont toutes leurs capacités cognitives. Certains sont sous traitement. Suivis par un psychiatre et une infirmière, ils sont orientés par la Maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH). Car ce qui les empêche de vivre en milieu ordinaire, comme on dit, ce sont leurs troubles du comportement. En général, ils ne se réveillent pas jusqu’au matin, et ce sera le cas cette nuit.
Une féroce envie de dépasser le sortDes cris qui ont cogné les murs en journée, il reste une féroce envie de dépasser le sort. Ils sont au lit, mais leurs histoires, les leurs et celles des petits internes d’avant, planent encore, pourtant. Pas des histoires d’enfants. Dans la première chambre à droite, c’est Noah [les prénoms ont été changés pour préserver leur anonymat]. Ça fait quatre ans qu’il est là. Sa porte est ouverte.
Quand il est arrivé, Noah, pour s’endormir, il fallait qu’il nous voie. Alors, il sortait sa couette et son oreiller dans le couloir, il se couchait par terre pour nous voir.
Petit à petit, semaine après semaine, des progrès. Un regain de confiance et il regagne son lit. Doucement, on éteint la grande lumière. Et puis, on met la couette pour réchauffer le corps. Tout est une étape. Tout prend du temps. D’ailleurs, Philippe, en le racontant, éclaire le couloir de l’entrée et chuchote : "J'allume toujours cette lumière, ça rassure Noah".
Même endormi, Noah cherche la preuve d’une présence. Derrière cette lumière allumée, c’est Philippe qui veille sur lui.
Le week-end, ces enfants rentrent chez eux (sauf si l’éducateur qui ramène l’enfant constate que les parents sont alcoolisés ou inaptes à s’en occuper : dans ce cas, une solution pour le week-end est trouvée avec le conseil départemental). Trois nuits, desquelles les éducateurs de l’Itep ne savent que ce que les parents leur racontent, lorsqu’ils vont les chercher. Ou ce que leur disent les enfants. En l’occurrence, pas grand-chose. « Chaque enfant a un dossier informatisé, que toute l’équipe peut consulter et mettre à jour. Je les lis, ça permet de comprendre certaines réactions et ajuster la nôtre. » Quand l’un des petits se renferme, l’équipe essaie de savoir ce qu’il se passe. Pas simple : « Ils veulent protéger leurs proches, leurs parents. »
Le souvenir d’Evan traverse Philippe. « Un soir, on faisait les transmissions avec mon collègue. Il était 22?h?30. Le téléphone sonne. C’est le père d’Evan. Il demande à lui parler. On savait qu’il ne dormait pas : on venait d’aller le voir. Il était apaisé dans son lit… On hésite. » Mais ils ne veulent pas risquer de briser le lien de confiance tissé avec Evan, en lui cachant l’appel de son père. « On décide de lui passer. On l’entend, à travers le combiné, ivre, déblatérer ses ébats sexuels dans un vocabulaire vulgaire… C’est tragique, terrible… C’est souvent, ces décisions où il faut peser le pour et le contre, et si on s’est trompé, regretter d’avoir passé l’appel. » L’état psychologique de ce même enfant, plus tard, s’est dégradé. Il n’en parlait pas. À personne.
Une nuit, il arrive là : “je n'arrive pas à dormir”. Moi, je regardais la télé, alors je mets Goldorak. Il regarde. Il ne connaissait pas. Et comme tous les gosses, il aime. J’essaie de savoir ce qui lui arrive. Il me dit : “Je ne peux pas te le dire, mais je peux te l’écrire, si tu veux".
« Je lui tends le papier, il se met à écrire. Un mot, puis deux. Il lève le nez sur Goldorak, puis reprend son écriture. Il termine, me le tend. Il ne quitte pas Goldorak des yeux. Je lui demande si je peux le lire. » La réponse est oui. Philippe apprend que sa mère le force à assister à ses rapports sexuels. Dans ce genre de cas, une "information préoccupante" remonte à l’aide sociale à l’enfance du conseil départemental. Une enquête est menée et peut aboutir au placement de l’enfant.
Dans la chambre d’à côté, c’est Lorenzo. Lui ne peut s’endormir qu’avec la lampe de chevet dirigée sur son visage. Ces pleins phares dans la nuit l’aident à dormir sans se réveiller. Ou presque. « Il a des quintes de toux, Lorenzo. » D’ailleurs, cette nuit-là, il est 2?h?41 quand ça le prend. Si ça dure trop, comme la nuit précédente, Philippe lui préparera un chocolat chaud. « Ça lui calme la toux », dit le veilleur. Il a choisi ce métier il y a quinze ans. « J’ai jamais été un gros dormeur. » La nuit, il ne mange pas, et quand il rentre, il petit-déjeune. Il dort jusqu’à midi, il déjeune et il dort une nouvelle fois de 18 heures à 20?h?30. « Je suis calé comme ça maintenant, c’est mon rythme. La nuit, je tiens, mais j’ai toujours un coup de barre vers 4 heures. » Après le dîner, il prend le relais à l’Itep. Il a préféré être veilleur sur le sommeil des petits et pas des plus de 13 ans. « Quand tu les vois débarquer là, en pyjama, pieds nus, le doudou à la main, parce qu’ils ont fait un cauchemar… » Il souffle :
Ce sont des gamins. Il faut faire attention, parce qu’on peut se laisser embarquer à travers les gamins. On a tous nos vies familiales. On n’est pas à la maison. C’est pas nos gamins.
Il dit ça, mais il dit aussi qu’il est sensible. Ce métier, il s’y est accroché parce qu’il y a de l’espoir. Philippe dégage une autorité naturelle, dont il se sert pour recadrer, désamorcer les crises. « Je prends les choses à l’instinct. Un soir, j’arrive. Mon collègue à bout me dit que Joseph est dans sa chambre, en train de tout casser. Là, tu sais pas ce qui t’attend. J’ouvre la porte, je le vois rouge de colère. Je pose mes lunettes, il dit : “Putain, c’est toi qu’ils ont été chercher?!” Il lève sa chaise et j’entre sans me rendre compte que je prends un risque, je vais vers le radiateur, et je dis : “Qu’est-ce qu’il fait chaud dans ta chambre?!” Il me regarde, désarçonné. À cet instant, il s’assoit sur son lit. Je n’ai jamais vu pleurer un enfant comme ça. Il a pleuré, pleuré, pleuré. »
Il lutte, Philippe. Il cherche constamment de nouveaux biais pour éduquer ces enfants. Leur apporter cadre et attention. « Je préfère l’exigence et ne pas y arriver, que de se complaire dans la médiocrité. » Toutes les nuits, tous les jours, lui et les éducateurs tentent de combattre les assauts d’une vie injustement cruelle. « Si je peux, modestement, apporter quelque chose dans la vie d’un gamin… C’est ce qui donne du sens à ce que je fais. » Parmi eux, certains s’en sortiront.
Pour eux et pour les autres, la bataille mérite d’être menée.
La douceur mérite d’être aperçue. « Un ancien est revenu me voir, un jour. Je n’étais pas là, il m’a attendu. Quand je suis arrivé, on est partis faire un tour vers les courts de tennis. On a parlé un peu, et puis, en riant, je lui ai dit : “Regarde, j’ai un truc à te montrer”. J’ai sorti de ma poche le scoubidou qu’il m’avait fait le jour de son départ. Il s’est mis à pleurer. Comme quoi, des fois, hein… Ça arrive pas tout le temps, mais ça arrive. » Il y avait aussi ce caïd, Johnny. « Il était dur, il nous cassait les pieds, il entraînait les autres à fumer en cachette… Ils bravent les interdits pour chercher la limite, tester le cadre… Ça trahit un besoin d’attention, de sécurité… Ils cherchent à être rassurés. » Tous les soirs, Johnny, malgré tout, réclamait « son petit bisou » de bonne nuit. Il lui disait : « Tu le dis pas aux autres que je veux un petit bisou, hein. » Plus tard, il l’a recroisé à Aurillac. Philippe était avec l’un de ses deux fils. « Johnny s’est dirigé vers mon petit, il lui a dit : “Tu as de la chance d’avoir un papa comme ça”… » Dans un rictus ému, il chuchote : « C’est comme une reconnaissance. »
La dernière chambre, c’est celle de Dario. Un petit en proie à des terreurs nocturnes. « Il crie dans son sommeil. Ça finit par le réveiller et il vient me voir en pleurs : “J’en peux plus, j’en peux plus de ces cauchemars?!” » Ses nuits sont peuplées d’hommes qui le poursuivent, couteau à la main. Ses songes sont menaces. « Là, évidemment, le gamin, en larmes, pétri d’angoisses, il faut le réconforter, lui faire un câlin, le recoucher. » L’équipe de l’Itep ignore ce qui provoque cet enfer nocturne. Leur rôle s’en tient à l’écoute. « Dario, quand on le revoit le lundi, il revient blanc. Pâle, cerné. On dirait qu’il n’a pas dormi. Pas mangé. Lui, il nous raconte qu’il a joué à la console tout le week-end. »
6?h?43. Johann vient prendre le relais de Philippe. La nuit a défilé sous ses pas. « Le monde de la nuit, c’est la vie en suspens, c’est une parenthèse. Un privilège. Le silence… Parfois, pluie battante, j’ouvre la fenêtre, je respire les embruns. » Clair de Lune de Debussy n’est jamais loin. Au bout de la nuit, l’espoir d’un jour nouveau, sur ces visages innocents.
Texte : Anna Modolo Photos : Jérémie Fulleringer