Ces sapins creusois qui se retrouvent dans des milliers de foyers français
Il ne faut pas perdre de temps. Tony sait que la journée va être longue. On s’approche déjà de la fin de matinée et il a encore un trajet aller-retour Guéret-Angoulême devant lui, en faisant une halte à Limoges. L’ouvrier doit entasser une centaine de sapins emballés dans un camion : faire en sorte que l’édifice tienne relève du numéro d’équilibriste. Il manque d’ailleurs de tomber du véhicule en essayant de ratatiner un sapin qui dépassait d’un peu trop. Sa collègue ne s’en inquiète pas, mais se soucie de la commande : « Ça se casse complètement la gueule là, ça ne va pas du tout !!! »
Mission commando : livrer 15.000 sapins en 6 joursÀ la pépinière Contarin de Bétête, en ce mois de décembre, on vit au jour le jour sans se préoccuper des lendemains. « De toute façon, les commandes, elles sont connues depuis le 30 juin, assure Olivier Contarin, patron de l’exploitation. La seule chose qui m’importe, c’est de préparer les sapins et de les livrer en temps et en heures ». Ne parlez pas de « chiffre d’affaires annuel » ou de « bilan économique saisonnier » à cet agriculteur de 53 ans, également éleveur de bovins et tout récemment producteur de châtaigniers.
« Je n’ai pas le temps de regarder les chiffres vous savez ? Je travaille 15 heures par jour, à encadrer mes salariés ». Le patron avoue être « sur les rotules », tout comme ses salariés : la saison est quasiment terminée et c’est le moment du « grand relâchement », après le rush de novembre. Il a fallu distribuer près de 15.000 sapins en à peine 6 jours dans les quatre coins du centre de la France. « Il faut trouver une logistique adaptée à la demande actuelle : tout le monde veut le même sapin, le même jour et à la même heure », résume Olivier Contarin.
Les sapins passent dans l'emballeuse.
La grande distribution, principal débouchéNe pas connaître les chiffres sur le bout des aiguilles, c’est le signe que les affaires marchent plutôt bien. Cette année, comme l’année précédente, la pépinière Contarin n’aura aucun mal à écouler près de 25.000 arbres de Noël.
Cette production est acheminée à 60 % vers une enseigne de grande distribution, avec laquelle la pépinière de Bétête travaille depuis 20 ans, le reste du camembert se répartissant entre jardiniers, fleuristes, collectivités territoriales et écoles. Ainsi qu’un tout petit peu de vente directe avec les habitués du coin, « ça ne rapporte rien du tout mais c’est quand même plus sympathique que lorsqu’on travaille dur pour des livraisons ».
Le plus gros employeur creusois dans le secteur - une vingtaine d’employés lors du pic saisonnier, trois employés permanents - dessert ainsi « une ligne allant de Bordeaux à Clermont-Ferrand, remontant jusqu’à la Vendée et Bourges ».Le Covid n’a pas enrayé cette dynamique, bien au contraire.
« L’an dernier a été une excellente année. Je pense qu’avec le confinement, en novembre, il y a eu une frustration. On a vu que les gens ont commandé de très bonne heure ! Le fait d’être à la maison, ça leur a donné envie de consommer »
Les sapins de Noël en France en 2020
6,7 millions Le nombre estimé de sapins de Noël achetés en France. Les sapins naturels représentent 88% de ces achats.
22,5% Le taux de foyers acheteurs de sapins de Noël.
29,58€ Le prix moyen d’achat d’un sapin de Noël.
197 600 000€ Sommes dépensées estimées pour l’achat d’un sapin de Noël.
2021, le sapin qui cache la forêt ?Les commandes ont été moins abondantes cette année, concède-t-il, mais la production l’a été davantage, en raison d’une pluviométrie exceptionnelle.Cependant, le producteur de résineux n’oublie pas que de 2015 à 2020, excepté 2017, toutes les années ont été marquées par des épisodes de sécheresse et de fortes chaleurs, auxquelles aucune essence ne peut résister. « C’est 60 % de la production qui passe à la trappe. Et aucune indemnité ne pourra jamais compenser le produit final », avance l’agriculteur.
Le réchauffement climatique ne fera qu’augmenter la fréquence des crises, est-il persuadé, au point qu’il se demande « combien d’années on va pouvoir tenir avant qu’il ne soit plus possible de produire un arbre ? »
Cinq chiffres à connaître sur la forêt en Creuse
En plus de subir un climat de plus en plus sec, la Creuse possède un sol granitique, sans nappe phréatique : l’irrigation est extrêmement compliquée. Dès lors, il n’est pas surprenant que les producteurs de sapins de Noël soient rares en Creuse et que personne ne veuille se lancer sur le département, d’autant qu’il faut au moins six ans avant de récolter le premier arbre.
Mais le Bétêtois ne peut s’empêcher de trouver cela « dommage » :
« Je voudrais bien avoir des collègues, on pourrait se dépanner, discuter de nos problématiques ensemble. C’est vrai qu’ici c’est dur. Je pense tout de même qu’aux alentours d’Aubusson ou de Bourganeuf, on pourrait faire du sapin. Aujourd’hui, les régions dominantes c’est surtout le Morvan et la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier qu’on importe beaucoup de sapins de Belgique et du Danemark ».
Olivier Contarin, pépiniériste
Même si les essences cultivées n’ont rien de creusoises (à 90 % du sapin de Nordmann, à 10 % de l’épicéa commun), il est possible de promouvoir un sapin made in Creuse … à condition d’être un passionné. « C’est violent ce qu’on fait. Si on compte les heures pour ce que l’on gagne, cela ferait longtemps qu’on aurait plié les gaules. Ce qui nous fait continuer, c’est une passion ».
« À part la pépinière de Bétête, il y a encore quelques petits producteurs, mais peu de personnes arrivent à en vivre. J’ai l’impression qu’il y a eu aussi un changement de génération.Pourquoi est-ce difficile d’en vivre ?
C’est une activité concentrée sur une très petite période. Du fait de la saisonnalité, il y a certainement un manque de motivation. Je ne parle même pas du changement climatique. À côté de cela, il y a un marché qui s’est professionnalisé. La concurrence vient surtout de l’étranger, avec la Belgique et le Danemark, qui se sont lancés là-dedans et qui arrivent à baisser les prix. Est-ce que c’est parce qu’ils se sont mécanisés ou qu’ils ont eu des aides de l’État, je ne sais pas. En tout cas, aujourd’hui, il faut pas mal d’investissements en terrain et en matériel pour se lancer et comme tout pépiniériste, il faut attendre au moins quatre ans avant d’avoir des résultats.
Le changement climatique en Creuse, c’est un frein ?
Il y a toute la palette ! Excès d’eau, de chaleur, de froid, de température, d’ensoleillement, de déshydratation… Quand on disait ça, il y a cinq ans, les gens nous regardaient avec les yeux ronds, maintenant ils comprennent que c’est une réalité.
La Creuse n’a-t-elle pas encore des atouts?
Bien sûr, notamment l’est du département, qui est assez préservé. Sauf qu’on n’a pas pris le virage comme au Morvan. Peut-être que c’est parce que les producteurs là-bas ont été plus actifs sur le plan politique, l’Association française des sapins de Noël naturels étant basée au cœur du Morvan. Ensuite, il y a eu une volonté politique de soutien au secteur. »
Photos : Bruno Barlier
Texte : Tom Jakubowicz