Creuse Grand Sud : retour sur les origines de l'affaire avant l'audience de ce vendredi
Ce vendredi, la Cour d’appel de Limoges doit statuer sur les suites à donner à l’affaire de faux en écriture dans laquelle Michel Moine et Robert Cuisset (respectivement ex-président et ex-vice-président en charge des finances) sont poursuivis. C’est le 6e renvoi de cette affaire mise au jour en septembre 2016. Retour sur cette révélation.
Est-ce à un simple reçu d’essence et des souvenirs de vacances que l’on doit la révélation de ce que l’on nomme depuis cinq ans l’affaire Creuse Grand Sud?? Non, pas seulement mais… Souvenez-vous : le 28 septembre 2016, c’est le grand déballage au conseil communautaire qui se tient ce soir-là à Aubusson. Thierry Letellier, en tant que premier vice-président, assure la présidence par intérim depuis la démission, avec perte et fracas, de Michel Moine.
Le maire de La Villedieu dévoile alors le trou financier de la Com-com qui s’élève à plus de quatre millions d’euros. Au-delà d’une mauvaise gestion financière pour le moins, c’est tout un système qui est dénoncé : des emprunts destinés à l’investissement mais détournés pour financer le fonctionnement, des entreprises qui ne sont pas payées et surtout des lignes de trésorerie empruntées aux banques à court terme pour rembourser des emprunts arrivant à échéance. Dont l’une de deux millions d’euros qui doit être remboursée au 7 juin 2017 : cette fameuse ligne qui est au cœur de l’affaire.
Grand déballage à Creuse Grand sud sur fond de gouffre financier et de dénonciation du "système Moine"
Un avenant à l’emprunt d’une ligne de trésorerie fait ainsi passer celui-ci de 600.000 € à 2.254.000 €. La délibération aurait été votée en bureau communautaire le 27 août 2015.
28 septembre 2016 : c'est le grand déballage au conseil communautaire qui se tient ce soir-là Aubusson Aurait car des élus dont le nom figure sur la délibération n’étaient pas présents. Parmi eux, Thierry Letellier. Qui, s’il nourrissait déjà des doutes quant à la gestion calamiteuse de Creuse Grand Sud (1), en a eu confirmation en découvrant cette fameuse délibération.
Comment la fausse délibération est-elle découverte ?« Une semaine après la démission de Michel Moine, on était à la sous-préfecture avec Catherine Moulin (maire de Faux-la-Montagne, N.D.L.R.) pour discuter des modalités de l’élection d’un nouveau président. En sortant, on s’est dit : tiens, allons faire un tour à la Com-com pour voir les agents et remonter le moral des troupes. On discute avec eux puis, comme ça, machinalement, je demande à regarder le registre des délibérations.
À un moment, je m’arrête sur une page : une délibération de bureau datée d’août où il y avait mon nom. J’ai trouvé ça bizarre puisqu’on n’avait jamais de réunion de bureau en août. Alors je regarde la date plus précisément et là, je suis sûr que j’étais en Espagne à ce moment-là.
Catherine, pareil, elle se rappelait avoir été dans le Tarn. On a fait une photocopie. En plus, on trouvait quand même étrange, vu la somme, que la délibération ait été prise en bureau : deux millions d’euros, ça se discute quand même en conseil communautaire?! Une fois rentré chez moi, j’ai vérifié et j’ai retrouvé un reçu de carte daté du 27 août 2015 : je prenais du gasoil dans la banlieue de Madrid?! ».
Dans la foulée, tous les élus du bureau sont mis au courant puis l’affaire est dévoilée en conseil communautaire.
Quelques jours après son élection à la présidence de Creuse Grand Sud, Jean-Luc Léger porte plainte contre X. Huit maires de la Com-com se constituent parties civiles.
Comment un déficit reste caché aussi longtemps ?Sur le territoire, on se demande alors comment tout cela a pu rester caché aussi longtemps.Et des questions de se poser. Peut-on ouvrir aussi facilement une ligne de trésorerie de deux millions d’euros à partir d’un faux?? Apparemment, oui. « C’était auprès d’une banque de Clermont-Ferrand, rapporte Jean-Luc Léger, qui fut le président de Creuse Grand Sud jusqu’à l’été dernier. Et deux millions pour une collectivité, ça ne leur paraît pas aussi énorme que ça. Il y avait une délibération, la banque ne pouvait pas savoir qu’une vraie délibération avait été ainsi falsifiée. »
Comment un déficit de quatre millions d’euros a pu passer au travers du contrôle de la légalité?? « On s’est posé nous-mêmes la question quand l’affaire a été révélée, poursuit Jean-Luc Léger. Pourquoi n’y avait-il pas eu d’alertes?? »
En fait, il y avait des alertes de l’État depuis 2014 mais le bureau ne le savait pas. En réalité, l’État avait bien fait son travail, il avait signalé certains problèmes mais cela était resté caché.
Poursuivis pour faux et complicité de faux en écriture depuis 2017, Michel Moine et Robert Cuisset, (respectivement président et vice-président en charge des finances au moment des faits) n’ont toujours pas été jugés. Depuis le 22 mars 2018, date de la première audience à Guéret, l’affaire a été renvoyée pas moins de six fois. Robert Cuisset, lui, a démissionné de sa mairie de Blessac en mars 2019.
Robert Cuisset, maire de Blessac (Creuse), a démissionné
Ce vendredi, la Cour d’appel de Limoges doit statuer sur la compétence du tribunal de Guéret pour juger cette affaire et donc sur une éventuelle requalification des faits en faux en écriture publique. Une requalification qui pourrait envoyer les prévenus devant les Assises.
Le directeur général des services, qui avait été entendu dans le cadre de l’enquête, s’est donné la mort en juillet 2017. Un an auparavant, il avait déjà tenté de mettre fin à ses jours. Il avait alors essayé, en vain, de faire reconnaître son geste comme « imputable au service » pendant plusieurs mois.
Creuse Grand sud : un silence fatal
Depuis son décès, sa famille s’est battue pour faire reconnaître le lien entre son suicide et les pressions qu’il subissait dans son travail. Concernant la responsabilité de la Com-com, l’audience s’est tenue au tribunal administratif de Limoges le 11 février dernier. La décision, reconnaissant la responsabilité de la collectivité, a été rendue le 4 mars. La Com-com devra verser 487.000 € à la famille pour les différents préjudices subis.
Par ailleurs, une instruction pénale est en cours à l’encontre de Michel Moine, pour harcèlement moral et provocation au suicide et à l’encontre de Jean-Luc Léger et de la directrice des ressources humaines de l’époque, pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire.
Et c’est curieux que la cour d’appel ne nous dise pas les conclusions du procureur sur les QPC (Questions prioritaires de constitutionnalité, N.D.L.R.). Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Au moins sur cet aspect-là de la procédure, on serait fixé. En janvier, on avait notre dossier avec des éléments pour plaider. On l’aura le 26 mars. Il n’y a pas lieu de poursuivre puisque le principal responsable ne peut plus se justifier devant la justice. Je le répète : je n’ai pas commis d’actes délictueux délibérés dans ce dossier. Il y a eu une instrumentalisation politicienne de cette affaire. La meilleure démonstration, c’est que Jean-Luc Léger s’est présenté à Aubusson.
Pendant toutes ces années, est-ce qu’à un moment vous n’avez pas songé tout simplement à démissionner de la mairie et arrêter ? Démissionner ? Je me suis posé la question. On passe par plusieurs phases. Une, assez longue de sidération en découvrant l’ampleur des choses.
Je rappelle que moi aussi j’ai porté plainte sur le bon article du code pénal cinq ou six jours après la plainte de la Com-com, ça fait partie de la même procédure mais on l’oublie.
On se demande ce qu’on a fait puis on trouve un bon avocat, pugnace, qui contribue à ce que l’on garde un tant soit peu d’estime de soi. Après, on se bat. Je ne veux pas laisser le mensonge prendre le pas sur la vérité. Mais vous connaissez la phrase : quand la calomnie prend l’ascenseur, la justice prend l’escalier. J’ai une assez forte capacité de résistance. On ne se défend bien, comme en politique, qu’en défendant les projets auxquels on croit : je n’ai pas commis d’actes délictueux, je me défends.
« Pourquoi cette affaire prend-elle autant de temps ? »Jean-Luc Léger Président de Creuse Grand Sud depuis octobre 2016Jean-Luc Léger a pris la présidence de Creuse Grand Sud en octobre 2016 et a porté plainte contre X dans la foulée pour ces faux en écriture. Depuis, il s’est attelé à combler le déficit. « De quatre millions, on est arrivé à 1 million en quatre ans. Les élus, les agents, l’État, la Chambre régionale des comptes m’ont facilité les choses. J’ai toujours pu compter sur le préfet Chopin qui répondait toujours présent. Mais cette affaire a jeté le discrédit sur notre Com-com. Et aujourd’hui, on traîne de procédures en procédures. Pourquoi cette affaire prend-elle autant de temps?? »
A Creuse Grand Sud, on se serre toujours la ceinture
En juillet dernier, Jean-Luc Léger n’a pas été réélu président de CGS. Quels souvenirs garde-t-il de ces quatre années??
« Moralement, ça a été extrêmement éprouvant. Je me suis donné à 200 %, j’en avais presque fait une affaire personnelle, peut-être même un peu trop. J’y ai laissé des plumes. En 2016, ça ne se bousculait pas trop pour prendre la place. On est sur un territoire qui a souffert, il a fallu apaiser le climat. Mais on a réussi à redresser les comptes, on a réduit le déficit aux trois quarts, on a écrit notre projet de territoire… » Accusé par Michel Moine d’avoir voulu faire coïncider le temps judiciaire avec le temps électoral, Jean-Luc Léger rappelle juste que, tant qu’il en était président, « jamais la Com-Com n’a demandé de reports, bien au contraire ».
« La vie de la collectivité doit continuer »Valérie Bertin Présidente de Creuse Grand Sud depuis juillet 2020Élue présidente de la Com-com en juillet dernier, Valérie Bertin représente aujourd’hui la collectivité dans les procédures. « Il n’y a pas d’affaire Creuse Grand Sud, il y a des procédures en cours qui sont gérées par des professionnels qualifiés », déclare la présidente, lassée de voir un territoire réduit à des échéances judiciaires.
« Il y a surtout plusieurs milliers d’habitants à qui on doit consacrer toute notre énergie dans le respect de la loi. Et, en ma qualité de présidente, j’entends bien rassembler toutes les bonnes volontés pour faire de notre communauté un territoire où l’on aime vivre et travailler. Les affaires juridiques doivent suivre leurs cours mais la vie de la collectivité doit continuer. Nous, élus, nous ne sommes pas compétents pour gérer ces affaires-là. Après, selon les décisions, c’est évidemment moi en tant que représentante de cette collectivité qui déciderai d’appels ou non mais au vu des analyses de notre avocat. »
« J’en ai fait des cauchemars pendant des mois »Pierrette Legros Maire de Saint-Avit-de-TardesPierrette Legros, maire de Saint-Avit-de-Tardes, est l’une des huit maires constitués parties civiles au lendemain de la révélation. « On voulait connaître les tenants et les aboutissants de cette affaire. Alors, on s’est constitué parties civiles afin de porter plainte contre X. On était huit à le faire sur cette première délibération puis sept sur la deuxième. » Une deuxième délibération tout aussi frauduleuse découverte par Pierrette Legros en avril 2018 : « Il y avait des ratures, pas de date… Manifestement, elle était fausse, ce qui nous a conduits à déposer une nouvelle plainte ». Parallèlement, d’autres actions ont été engagées par Pierrette Legros mais aussi Gérard Chabert, alors maire de Saint-Maixant, concernant notamment l’affaire de la friche Sallandrouze. Aujourd’hui, Pierrette Legros, comme bon nombre de ses collègues et des habitants du terrritoire, se pose des questions notamment quant à la durée de la procédure concernant les faux.
« Je ne désigne aucun coupable, j’ai lu certaines auditions et je me suis fait ma propre opinion. Au début de l’affaire, j’en ai fait des cauchemars pendant des mois.
C’est très lourd à supporter. On a des comptes à rendre à nos administrés. Ils nous disent : “Vous avez porté plainte mais ça sert à rien”.
Aujourd’hui, je me suis détachée de tout ça, je suis les procédures mais ça ne me rend plus malade. Là, la Com-com va devoir verser un demi-million à la famille de Jean-Sébastien Combe Maës. Je ne comprends pas pourquoi la Com-com ne se défend pas pour essayer de récupérer de l’argent par rapport aux gens qui ont fauté comme la banque qui connaissait la situation financière de notre collectivité. Mon objectif, ce n’est pas de pénaliser la Com-com. Mais ce sont les contribuables qui paient les erreurs de certaines personnes avec leurs impôts qui n’ont cessé d’augmenter. »
« Ne pas être les seuls à payer la facture »Le collectif des Contribuables Créé en 2017 dans le sud creusoisLe collectif des Contribuables en colère s’est créé en 2017 dans le sud creusois. « Ce qui nous a mobilisés, c’est la découverte du faux puis la hausse annoncée des impôts », se souvient Josette Georget, une habitante de La Nouaille qui fait partie du bureau depuis la constitution de ce collectif.Le collectif lors d'un conseil communautaire en 2017
« Sur le plateau, on avait déjà subi une hausse des impôts quand on avait été rattaché à la Com-com d’Aubusson-Felletin en 2014. Je ne suis pas contre le principe de payer des impôts mais cette nouvelle hausse nous inquiétait. Par le biais des réseaux sociaux, on s’est alors rencontrés avec plusieurs habitants. Au début, on voulait attendre de voir ce qu’allaient faire nos dirigeants et puis on s’est dit : si on ne fait rien, que va-t-il se passer?? Se regrouper en collectif, c’était aussi pour qu’ils se disent : on va faire attention. » Apolitique, le collectif « donne la parole à tout le monde », insiste Josette Georget.
Depuis, les Contribuables en colère ont tenu plusieurs réunions, mené différentes actions, s’interrogent et attendent. « Cette cavalerie bancaire, faire des crédits pour rembourser d’autres crédits, nous interpelle bien sûr.
Comment une banque a pu laisser faire ça sans réagir?? C’est difficilement admissible et aujourd’hui, les seuls à payer, c’est nous?! Nous, contribuables, on est passé en première ligne de trésorerie.
On attend une réponse judiciaire qui tarde. Personnellement, je ne me bats pas contre ceux qui nous dirigent mais on leur demande de gérer l’argent de la collectivité comme nous le faisons, nous, mères de famille avec notre budget. Et s’il devait y avoir une nouvelle hausse des impôts, on remettra la pression. On n’est pas là pour faire des polémiques, il faut laisser agir la justice mais avec ce collectif, on dit simplement : on est là. »
(1) « Au moment de la fusion en 2014, on avait négocié un lissage dans les modalités fiscales. Au moment du vote du budget, on s’aperçoit que le lissage n’y figure pas, rapporte Thierry Letellier. Du coup, on a fait adopter une délibération. Mais quelques mois après, les gens d’ici ont reçu leurs impôts et payaient plein pot?! On a alors découvert que la délibération n’avait pas été transmise à temps à la préfecture. Puis au fil des mois, on a eu connaissance de factures impayées… » (2) Nous l’avons contacté mais il ne souhaite pas s’exprimer publiquement sur cette affaire. (3) L’ancien directeur général des services s’est donné la mort en juillet 2017. Nous avons voulu donner la parole à ses proches qui n’ont pas souhaité s’exprimer, nous a fait savoir leur avocat.
Textes : Séverine Perrier Photos : Bruno Barlier, Mathieu Tijeras