Roumanie: un souffle de solidarité inédit traverse la société
Horia Georgescu n'avait jamais pris part à un mouvement de protestation. Mais la tentative du gouvernement roumain d'assouplir la législation anticorruption a incité cet imprimeur à offrir ses services aux manifestants, illustration d'une mobilisation civique "inédite" en Roumanie.
Son atelier de Ploiesti, à une soixantaine de kilomètres au nord de Bucarest, est devenu le lieu de fabrication de nombreux panneaux brandis depuis une semaine dans la capitale, qui connaît, comme tout le pays, une vague de manifestations sans précédent depuis la chute du communisme.
"Ca s'est fait de façon très spontanée. J'ai vu diverses initiatives sur internet et j'ai réalisé que j'avais quelque chose à offrir: pas trop important au niveau matériel mais assez symbolique", raconte l'entrepreneur de 33 ans.
Des dizaines de demandes d'impression de slogans "très inventifs" ont suivi son annonce sur Facebook, et Horia Georgescu s'est lui-même confectionné une banderole de 30 mètres qu'il a déployée devant le siège du gouvernement à Bucarest: "Vous avez réussi, vous nous avez unis!"
L'imprimeur souligne qu'il n'était jamais descendu dans la rue auparavant, "mais ce qui s'est passé cette fois-ci a dépassé toutes les bornes".
Des centaines de milliers de Roumains se sont mobilisés contre une tentative du gouvernement social-démocrate d'assouplir la législation anticorruption, un mouvement qui a culminé avec quelque 500.000 manifestants dimanche malgré une marche arrière du gouvernement.
- 'Mépris souverain' -
A Bucarest, des restaurants ont fait table ouverte pour les manifestants, des hôtels leur ont offert des lits. Et Adina Horga a gratuitement permis l'accès de son jardin d'enfants pour que les parents puissent aller manifester le soir.
"Si la transformation ne commence pas par l'éducation, on ne verra pas de changement dans le pays. Ni dans cinq, ni dans dix ans", estime la jeune cheffe d'entreprise.
Cette mobilisation de milieux économiques "n'a jamais existé auparavant. C'est une nouveauté importante, un nouveau registre de la solidarité", estime le chercheur Vintila Mihailescu.
"Un seuil entre la passivité d'une réaction sur Facebook et le fait de descendre dans la rue a été franchi quand le pouvoir a donné l'impression d'un mépris souverain" envers la population, analyse pour l'AFP cet anthropologue réputé.
Selon lui, l'élargissement de la base de la mobilisation illustre la "maturité" atteinte au fil des ans par le mouvement citoyen roumain.
La mobilisation citoyenne avait déjà obtenu en 2013 l'abandon d'un projet de gigantesque mine d'or à ciel ouvert dans une zone protégée de Transylvanie. Et fin 2015, la colère des manifestants avait poussé à la démission un précédent gouvernement social-démocrate après la mort de 64 personnes dans l?incendie d'une boîte de nuit de Bucarest.
Pour Mihai Grecea, grièvement blessé dans ce drame et venu manifester à Bucarest ces derniers jours, "les gens ont fini par comprendre leurs droits, et ils ont compris qu'on n'a pas arrêté de leur mentir depuis des années".
- 'Pays coupé en deux' -
Leader du groupe Voltaj, qui avait représenté la Roumanie à l'Eurovision en 2015, et auteur d'un des hymnes de l'actuelle contestation, Calin Goia note la même évolution, favorisée selon lui par les réseaux sociaux.
?On a eu de tels moments en 1990 mais à l?époque on n?avait pas le même exercice de la démocratie. Internet n?existait pas pour nous mettre en lien et nous aider à déjouer les manipulations", estime-t-il.
Confirmant l'émergence d'une "nouvelle génération", Vintila Mihailescu n'en met pas moins en garde contre un risque de fracture de la société roumaine.
"Une société dont les composantes ne communiquent plus risque l'effondrement", souligne l'universitaire, selon qui "les dichotomies se sont aggravées et radicalisées ces derniers temps".
Le Premier ministre Sorin Grindeanu, dont certains manifestants demandent la démission, n'a de son côté pas hésité à évoquer un pays "coupé en deux morceaux, voire plus".
Le mouvement de protestation est essentiellement porté par une jeunesse urbaine et qualifiée, les campagnes défavorisées étant traditionnellement proches du parti social-démocrate au pouvoir.
Pour Horia Georgescu, l'imprimeur, la prise de conscience civique a franchi un cap. "A partir de maintenant, chacun saura qu'il faut faire son devoir envers son pays" et être prêt à descendre dans la rue si "quelque chose ne va pas".