Quel est "le moteur" du vote RN ? Avant les européennes, plongée parmi les "électeurs ordinaires" de Marine Le Pen et Jordan Bardella
Avec Des électeurs ordinaires, Félicien Faury décrypte les mécanismes du vote RN, où le racisme et la capacité à y agréger des thématiques jouent un rôle moteur.
Jusqu’où ira le RN?? « Ce que je remarque, explique Félicien Faury, c’est qu’il n’y a pas de grande rupture, mais une progression linéaire. À chaque élection, le RN gagne de nouveaux segments, tout en conservant sa base historique. C’est pour ça que je parle de tache d’huile. Et il n’y a rien aujourd’hui qui permette de prédire que cela va s’arrêter. » Surtout à trois semaines des élections européennes, dont le parti lepéniste et son incarnation TikTok, Jordan Bardella, sont annoncés comme les grands vainqueurs.
Comment en est-on arrivé là?? Avec son livre Des électeurs ordinaires, publié ce printemps au Seuil, le sociologue et politologue livre une enquête au long cours sur « la normalisation de l’extrême droite ». Pendant six ans, il a suivi des électeurs RN du sud-est de la France. « Mon travail de thèse portait sur l’implantation locale du RN, rappelle-t-il. Mais je me suis rendu compte que l’approche par les structures partisanes ne suffisait pas. Et j’ai voulu m’intéresser à ces électeurs, qui souvent ne sont pas engagés et même assez éloignés de la politique. »
« Lepéno-sarkozysme »Sur son « terrain », où la gauche n’a jamais été dominante, la plupart des électeurs de l’extrême droite viennent de la droite et illustre ce que Nona Meyer a appelé le « lepéno-sarkozysme ».
Cet électorat s’est progressivement radicalisé. Les personnes qui votent à gauche et se mettent à voter à l’extrême-droite sont assez rares. Ce n’est pas ça qui fait le cœur du vote RN. Sauf au second tour de 2022, où le rejet d’Emmanuel Macron a pu jouer. Mais c’est plus une configuration particulière qu’une règle, même si cela peut exister dans d’autres espaces.
L’élément le plus novateur du livre, mais aussi celui qui sera le plus débattu, repose sur le rôle du racisme dans ce vote. Par « racisme », Félicien Faury décrit quatre « opérations complémentaires » : « fixation », « essentialisation », « altérisation » et « hiérarchisation ». « Le racisme, écrit-il, n’est ni une donnée naturelle, ni un tempérament particulier, ni “une tare psychologique” spécifique à certains individus, mais l’expression et l’exercice d’une relation de pouvoir entre groupes sociaux racialisés. » Le sujet du voile incarne parfaitement ce prisme : « Ce qui est en jeu, est moins le scandale de l’inégalité entre les sexes en soi qu’un conflit entre “deux systèmes de genre” où ce sont seulement “les signes étrangers de sexisme” qui sont reconnus et condamnés. »
« Conscience sociale triangulaire »Cette différenciation entre « eux et nous » est particulièrement sensible chez les « électeurs ordinaires » que Félicien Faury décrit comme « les gardes-côtes » du « groupe majoritaire ». La métaphore permet de comprendre à la fois le vote RN en France et pro-Trump aux USA et l’existence d’une « conscience sociale triangulaire », selon le concept d’Olivier Schwartz. « C’est un point important, reprend le sociologue. D’un point de vue des inégalités de classes, ces électeurs sont plutôt du côté des dominés. Mais d’un point de vue des inégalités ethno-raciales, ils sont plutôt du côté des dominants. Ils sont dans une relation de pouvoir fragilisée. Ils pensent que le monde tel qu’ils le connaissent est en train de vaciller et qu’il va falloir le défendre. C’est un ressort puissant. »
Comment le RN a réussi à se banaliser : « Le fait d'avoir des discours qui structurent le débat contribue à sa légitimation »
L’aspiration de ces électeurs à la réussite économique contribue à une politisation différentielle des inégalités vers le haut et vers le bas. « Dans le Sud-Est, l’arrivée de très riches qui s’installent et font grimper les prix va être vue avec fatalisme et ne sera pas politisée, retrace le politologue. En revanche, la pression par le bas, celle des immigrés non blancs va être considérée comme scandaleuse et évitable. »
Dans Ceux qui restent, le sociologue Benoît Coquart avait décrypté l’importance des petits patrons et indépendants dans la diffusion de ces idées. « Ces travaux m’ont beaucoup inspiré, reconnaît Félicien Faury. Ces personnes ont une vraie influence locale et les électeurs disent d’elles qu’elles ont bien su mener leurs affaires. Elles ont un pouvoir de diffusion important. » Et contribue à « la normalisation », voire à la respectabilité du vote RN.
Dans différents milieux sociaux, le vote RN reste illégitime et il y a encore plus de la moitié des Français qui le juge stigmatisant.
Comme les cloisons étanches du Titanic submergées une à une, ce processus, quand il aura gagné une majorité de catégories sociales, pourrait contribuer à faire basculer la France. Mais Félicien Faury se veut prudent. « La normalisation est loin d’être achevée, explique-t-il. Et c’est un processus qui peut être réversible. Dans différents milieux sociaux, le vote RN reste illégitime et il y a encore plus de la moitié des Français qui le juge stigmatisant. »
Dans l’émission politique C ce soir de fin avril, dont il était l’invité, Félicien Faury rappelait également que ce processus de « dédiabolisation » ou de « normalisation » est consubstantiel à la création du FN. « Il a été créé par un groupuscule fasciste Ordre Nouveau en 1972 avec l’objectif assumé de présenter une façade légale et légitime à leurs idées, retrace l’auteur Des électeurs ordinaires. Sa raison d’être initiale est la normalisation et la diffusion plus large de ces idées. »
« Ils ne vont pas séparer les questions de pouvoir d’achat et d’immigration. Au contraire, ils vont faire le lien »Entre-temps, le parti frontiste et son successeur RN ont su agréger à sa thématique principale, la préférence nationale, d’autres sujets porteurs. « On a parfois un discours qui dit que le RN a réussi à imposer une thématique, ajoute le chercheur. Mais ce n’est pas aussi simple. Entre les questions de pouvoir d’achat et d’immigration, le premier est en tête, même chez les électeurs RN. Ils votent pour un package. Le rôle d’un parti politique, c’est de mettre en relation différentes thématiques, l’école, le chômage, l’immigration. Ils ne vont pas séparer les questions de pouvoir d’achat et d’immigration. Au contraire, ils vont faire le lien. » Cette capacité à « proposer sans relâche des jonctions » entre l’immigration et des enjeux sociaux, économiques et politiques, constitue aujourd'hui la principale force du RN. « Le moteur de sa dynamique », conclut Félicien Faury.
Sébastien Dubois
Photo Thierry Lindauer