"Ce que j’ai vécu à la Réunion me terrifie" : le parcours et le destin singuliers de cette maraîchère, Auvergnate d'adoption
Késpéli Sadeyen est une leçon de vie, d’abnégation, de réussite et de maturité à elle toute seule. Arrivée en France depuis la Réunion à 21 ans, sans connaître personne, elle s’est construite selon ses convictions et ses envies. Aujourd’hui, à 34 ans, elle est épanouie et exploite la ferme de Chandalon à Arconsat (Puy-de-Dôme) en maraîchage bio.
"Ce que j’ai vécu à la Réunion me terrifie." Les mots sont forts, et résonnent encore plus aujourd’hui, quand on sait ce qu’est devenue cette enfant de l’île. Au milieu de l’océan indien, on ne peut pas dire que Késpéli Sadeyen ait eu la même jeunesse insouciante que celle de sa génération de "métropole".
Fille d’agriculteur, arrière-arrière petite-fille d’hindous ayant subi les vagues migratoires du XIXe siècle, la Réunionnaise d’alors baigne dans les champs, entourée d’une végétation luxuriante. "Mais je baignais aussi dans le désherbant, j’en apportais par arrosoirs entiers", soupire-t-elle. "Mon père a une exploitation diversifiée de 30 hectares, de canne à sucre, de fleurs, et de maraîchage, mais en agriculture conventionnelle. Et si j’ai grandi là-dedans, je détestais ça. Avant l’école, j’étais dans les champs. Après aussi, dès six ans. Pas de Noël, pas de vacances, pas de dessins animés. Ma mère, deux jours après avoir accouché, était sur les marchés." Késpéli se livre sans doute comme rarement. Mais mettre des mots sur les blessures les soigne aussi, parfois.
Ne pas reproduire cet empoisonnementSon quotidien, et le mode de production de son père, elle n’en prendra conscience que bien plus tard, pour se dire "que ce n’était pas bien". Mais malgré tout, la fibre agricole est présente au fond d’elle. Parce que Késpéli, si elle a les deux pieds sur terre, elle aime aussi les avoir bien dedans. Elle commence les études par de la comptabilité, mais se dirige rapidement sur un BTS en production horticole. "Je n’aimais pas ce que mon père faisait, mais je savais qu’il y avait quelque chose de différent à faire".
Je ne pouvais pas reproduire cet empoisonnement de la terre, comme je ne pouvais pas produire de la canne à sucre, subventionnée, où l’on ne gagne pas d’argent mais pour laquelle on se tue à la tâche. Il n’y avait pas de réflexion.
Le BTS à peine commencé, à 18 ans, il faut assurer la reprise de l’exploitation familiale. Un accident de travail immobilise le père de Késpéli durant deux ans. "J’ai choisi mon père, et j’ai arrêté les études. Je voulais que son exploitation survive." Un sacrifice qui ne sera pas récompensé. Et qui marquera un tournant dans les rêves de la jeune femme. Au retour de son père, elle ose émettre le souhait de s’associer avec lui, ou de se mettre à son compte.L’idée ne passe pas bien, sur une île où les "traditions" sont tenaces. La rupture familiale est inévitable, mais Kespéli insiste. Elle obtient un brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole, niveau bac. Prête à s’installer, on lui fait comprendre que l’île est petite, gérée par de grandes familles, et que son père a déjà beaucoup de terres… Il n’y a pas que les traditions qui sont tenaces. Les codes aussi. Késpéli ne peut pas s’installer, et ne veut plus travailler avec son père. Mais elle est têtue. "Je sais ce que je veux, c’est tout ou rien." Le choix est brutal, presque déchirant. Elle quittera la Réunion pour la France.
Lyon. 2012. La force de caractère qu’elle façonne depuis deux décennies se dévoile un peu plus. À la descente de l’avion, seul un hébergement pour un mois l’attend, un coup de pouce de l’administration réunionnaise, via un dispositif. Le changement est total. "Pour moi, un train et un tram c’était pareil, je n’en avais jamais vu. Je ne connaissais vraiment personne…" Mais la tête bien accrochée, elle s’inscrit directement pour reprendre un BTS agricole. Le point de départ d’une nouvelle vie. La sienne. L’école est dans la Drôme. L’entreprise en alternance dans la Loire. "J’avais quelques notions de végétal, mais le gel, les serres en verre, c’était inconnu. Je n’avais jamais vécu d’hiver", sourit-elle. On est loin des orchidées du papa, à Montbrison.
Sa soif d’apprendre et son engagement la propulsent chef de culture chez un producteur de fleurs sans traitement. Derrière, c’est la licence en agriculture bio qu’elle réussit, tout en étant en apprentissage dans une structure qui fait du commerce équitable. Une autre corde à son arc. Et comme elle n’en a pas assez, elle décide d’enseigner.
J’étais profondément reconnaissante de mes professeurs, qui m’avaient tout apporté. Je voulais donner à des personnes l’opportunité de croire en eux, leur permettre d’aller au bout de ce qu’ils ont envie de faire.
C’est dans un lycée agricole de Picardie qu’elle vit sa première expérience. Avec beaucoup d’adultes. "Et moi, je n’avais que 25 ans, dit Késpéli. Mais j’ai senti du respect de la part de mes élèves. Pour mes compétences, plus que pour mes diplômes. » Mais elle se sent à contre-courant. Avec une manière d’enseigner pas "conventionnelle". "Je travaillais avec des gens qui avaient un master, qui enseignaient, qui parlaient d’agriculture, mais qui n’avaient jamais été sur le terrain…"
"L’agriculture bio, ce n’est pas un label, c’est du bon sens"Elle s’accorde alors un temps de répit, et en bonne baroudeuse, voyage. Avant de revenir à Ampuis dans le Rhône, faire une saison de maraîchage, et une révélation. Nous sommes en 2017. "Et j’apprends que Jérémy Goypieron, que j’ai connu en licence, exploite une ferme en Auvergne, et je suis venue le voir." De là, Késpéli aide les associés d’alors, reprend l’enseignement à Marmilhat et à Lyon en maraîchage bio, avant de devenir définitivement associée à Jérémy à la ferme de Chandalon en 2020."Pourtant, je m’étais dit que jamais je viendrais ici (rires). Il fait froid, il n’y a que des sapins, c’est un paysage fermé… et pourtant, c’est cet endroit qui m’a offert la plus belle chose de ma vie. Ma ferme. L’agriculture bio, ce n’est pas un label, c’est du bon sens. On ne peut pas s’empoisonner." L’hommage va encore plus loin. "On se doit de respecter la terre qui nous est confiée, car je fais vraiment le plus beau métier du monde. Et je vivrai ici tant que j’aurai ma ferme. Même si j’aimerais bien la délocaliser où il fait un peu plus chaud (rires)." Sauf que la Montagne thiernoise a encore bien besoin du sourire naturel de Késpéli.
Alexandre Chazeau