Plus c'est vieux, plus c'est vivant : visite d’un bois subnaturel du nord du Cantal
Des îlots émergent régulièrement dans les forêts auvergnates : il s’agit des acquisitions, quelques hectares à chaque fois, du programme Sylvae du Conservatoire d’espaces naturels d’Auvergne. Objectif affiché : laisser en libre évolution des forêts anciennes et matures. Visite dans le nord du Cantal du curieux bois de Bachassou.
Bachassou. Ce lieu n’est répertorié par aucun guide touristique. C’est une « forêt subnaturelle » (1) du nord du Cantal où l’imagination verse volontiers vers le surnaturel, pour peu qu’une langue de brume s’étire entre les troncs moussus. Les Auvergnats auraient le sens du marketing des Bretons, on aurait Brocéliande à Riom-es-Montagnes.
Jusqu’ici les pièges photographiques installés dans les bois de Bachassou n’ont rien capturé de louche. Juste les hôtes ordinaires des massifs auvergnats. Côté mammifères, une vedette y a tout de même ses habitudes : « le chat forestier », signale Émilie Dupuy, qui veille sur Bachassou pour le Conservatoire d’espaces naturels (CEN) d’Auvergne. La présence du furtif félin est un indice supplémentaire : le coin est vraiment tranquille.
Ça grouille en silenceLes hêtres et les sapins pectinés de Bachassou ont poussé à 800 mètres d’altitude sur un plateau basaltique. À quelques kilomètres au nord, le dense couvert forestier plonge dans les remarquables gorges de la Rhue, qui entaillent le pays de l’Artense et dont l’intérêt écologique est souligné par une zone Natura 2000.
Proches des gorges de la Rhue, le site de Bachassou, oublié des hommes. Photo Richard Brunel
Y aurait-il des lynx et des ours, ce ne serait pas vraiment le sujet du CEN, qui s’émerveille tout autant quand résonne le « toc » caractéristique du pic noir, qui cherche sa pitance en martelant les vieux troncs. Les insectes « saproxyliques », qui se repaissent du bois mort, sont pour l’oiseau forestier un festin.
Ces insectes, différents paraît-il de ceux qui rongent nos solives, sont d’honnêtes travailleurs de la biodiversité dans le sens où ils participent activement au recyclage de la matière organique et des éléments minéraux. « En forêt, une espèce sur quatre est liée ou dépend du bois mort », rappelle Émilie Dupuy, ingénieure forestière de formation, en progressant à travers un entrelacs de branches, de troncs et de rochers. Plus c’est vieux, plus c’est vivant, oserait-on dire.
Ça grouille en silence et les forêts anciennes jouent un rôle dans la séquestration du CO2. Sur ce point, notons qu’il y a débat : les tenants d’une forêt exclusivement productive affirment que des arbres en fin de vie relâchent du carbone alors qu’une forêt jeune en absorbe. Ce qui peut justifier coupes à blanc et replantation (généralement avec une seule espèce de résineux).
Un garde-manger pour les insectes saproxuyliques. Photo Richard Brunel Au sein de la communauté scientifique, des voix s’attachent à souligner que ce que les vieux arbres cèdent en efficacité pour la capture du CO2 en surface, est largement compensé par les capacités de stockage de l’épaisse moquette d’humus des sols forestiers anciens.
Le site de Bachassou a retenu l’attention du Conservatoire parce qu’il était déjà identifié comme boisé par le cadastre napoléonien.
« Nous considérons comme vieilles forêts des parcelles déjà répertoriées comme telles il y a 200 ans, mais elles peuvent être bien plus anciennes »
Pas une réserve impénétrable
Sur quelques hectares, la lutte entre le végétal et le basalte offre plusieurs œuvres remarquables : des souches enchâssées dans la roche, des hêtres plus torturés que des poètes maudits. Les contorsions des troncs sont autant de manifestations d’une grande force de vie.
Des silhouettes étranges dans la brume. Photo Richard Brunel Les arbres de Bachassou ne sont pas non plus livrés à eux-mêmes depuis Napoléon : « On y faisait du bois de chauffage mais il n’y a pas eu de coupe durant une dizaine d’années avant l’achat par le Conservatoire », indique la responsable du programme Sylvae-vieilles forêts d’Auvergne. L’intérêt du site réside dans « l’assemblage et la combinaison de plusieurs types de milieux : une falaise, des blocs rocheux et des tourbières ».
L’intérêt du site réside dans « l’assemblage et la combinaison de plusieurs types de milieux : une falaise, des blocs rocheux et des tourbières », indique Emilie Dupuy du CEN Photo Richard Brunel Bachassou n’est pas une « réserve ». Les ramasseurs de champignons savent y pénétrer. Seules les tronçonneuses n’y sont pas les bienvenues. Dans les creux humides, parmi les sphaignes, s’épanouissent l’aulne et le bouleau. Le chêne s’intercale dans la pente.
« On est à la limite basse, en altitude, pour le hêtre et le sapin. Le chêne s’adapte et il est probable qu’il va se substituer progressivement », observe Émilie Dupuy. Les mousses couvrent indistinctement les rochers et les vieux arbres mais les hêtres fatigués sont les hôtes exclusifs de l’exubérant lichen pulmonaire.
L'éxubérant lichen pulmonaire. Photo Richard Brunel
Ce champignon-algue est utilisé en homéopathie contre la toux. Il ne prospère que dans l’air le plus pur. Le lichen pulmonaire est un témoin de la forme olympique des vieilles forêts.
Le CEN-Auvergne qui veille aujourd’hui sur 2.300 hectares, tous milieux confondus, acquiert des parcelles depuis trente ans : « La première acquisition était une parcelle forestière dans le Forez, qui est laissée en libre évolution depuis trente ans », souligne Émilie Dupuy.
Le programme Sylvae a fait école dans d'autres régionsLe programme Sylvae a, lui, été lancé en 2018. Le Conservatoire avait déjà acquis à cette date une centaine d’hectares de parcelles forestières, mais a souhaité donner une cohérence scientifique en ciblant des forêts anciennes et matures (avec de gros bois et des vieux arbres). En 2023, les « îlots » du réseau Sylvae-Auvergne représentaient au total environ 300 hectares (dont une cinquantaine dédiés à des forêts à haute valeur écologique).
L’idée a fait école : né en Auvergne, Sylvae est décliné par des Conservatoires d’espaces naturels partout en France. Photo Richard Brunel Des campagnes de financement participatif permettent de soutenir un rythme d’acquisition d’une vingtaine d’hectares par an. Il s’agit parfois de parcelles forestières de moins d’un hectare.
Des programmes scientifiques peuvent s’appuyer sur cette trame des vieilles forêts d’Auvergne. En plus des souscripteurs, le CEN auvergnat a mobilisé la « communauté des vieilles branches », des bénévoles impliqués dans le projet Sylvae. L’idée a fait école : né en Auvergne, Sylvae est décliné par des Conservatoires d’espaces naturels partout en France.
Contact : www.cen-auvergne.fr
(1) Les scientifiques parlent de forêts anciennes subnaturelles. Soit la classe en dessous des forêts naturelles (ou primaires) dont il n’y a plus trace en France métropolitaine.
Reportage : Richard Brunel (photos), Julien Rapegno (texte)