"Il y aura un nouveau krach, mais…" : la mise en garde d’Andrew Ross Sorkin, auteur du best-seller "1929"
C’est le best-seller économique de l’année aux Etats-Unis. Chroniqueur au New York Times, animateur sur CNBC et co-créateur de la série Billions, Andrew Ross Sorkin s’était déjà penché sur la crise des subprimes avec son ouvrage Too Big to Fail, adapté en téléfilm par HBO. Dans le palpitant 1929 (Penguin), il revient sur le plus grand krach de l’histoire de Wall Street. De février 1929 jusqu’en juin 1933, on y suit, presque au jour le jour, la course vers le précipice et les débuts de la Grande Dépression.
Si le journaliste a pris dix ans pour venir à bout de ce projet, il est difficile de ne pas faire des parallèles avec l’actuelle Amérique de Donald Trump. En exclusivité pour L’Express, Andrew Ross Sorkin démonte plusieurs idées reçues sur 1929. Surtout, il explique pourquoi, de la bulle de l’IA ou des cryptomonnaies aux droits de douane chers au président américain, cette année 1929 doit nous servir d’avertissement…
L’Express : Le krach de 1929 est la plus célèbre catastrophe financière. Mais vous dites qu’elle est aussi la plus mal comprise. Pourquoi ?
Andrew Ross Sorkin : La plupart des personnes ont une perception erronée de cet événement, pensant qu’il s’est produit quelque chose de terrible un jour d’octobre 1929, et puis que tout d’un coup, nous avons eu la Grande Dépression. Dans l’imaginaire, le krach et la récession sont directement liés. Mais le krach d’octobre 1929 n’était qu’un domino parmi d’autres qui ont finalement conduit à la Grande Dépression. Des choix politiques à Washington, en 1930, 1931 ou 1932, sont aussi largement responsables de cette situation. La crise financière de 1929 n’a pas automatiquement provoqué la Grande Dépression, mais elle a sapé la confiance dans le système. Cela a conduit les dirigeants à prendre de très mauvaises décisions qui ont exacerbé et aggravé la crise.
Un an après le krach, en 1930, le New York Times affirmait même que l’économie américaine avait fait preuve de sa "solidité"…
En commençant ce livre, j’ai été surpris d’apprendre qu’à la fin de 1929, le marché boursier, qui avait chuté de 50 % en octobre, n’avait sur toute l’année baissé que de 17 %. Mais de nombreux Américains ordinaires avaient investi dans le marché boursier en utilisant l’effet de levier, ce qui signifie qu’ils avaient contracté d’importants emprunts. Ils ont donc perdu leurs maisons, et n’ont jamais eu l’occasion de voir le marché remonter à la fin de l’année, car ils avaient vendu toutes leurs actions.
Dans quel contexte a eu lieu ce krach ? Vous soulignez que les années 1920, ou "années folles", ont été marquées par un optimisme effréné, avec une démocratisation du crédit et des investissements risqués…
Il y avait un grand optimisme, du fait notamment des nouvelles technologies. Tant d’inventions avec lesquelles nous vivons aujourd’hui, de la radio à l’automobile, se sont développées durant cette décennie. À cela s’ajoutaient la démocratisation de la finance et l’idée que tout à coup, tout le monde pouvait parier sur l’avenir grâce à de l’argent emprunté.
Les périodes de prospérité longue et ininterrompue, comme celle des années 1920, engendrent une illusion collective. L’optimisme devient une drogue, voire une religion. Poussés par une culture des bons plans, des offres uniques, des arguments de vente irrésistibles et des slogans accrocheurs, les gens perdent leur capacité à évaluer les risques et à distinguer les bonnes idées des mauvaises.
Il n'est pas certain que le New Deal ait vraiment relancé l'économie américaine
Charles Mitchell, président de la National City Bank (aujourd’hui Citibank), a été désigné comme principal responsable du krach. Vous en faites pourtant un portrait nuancé, rappelant que s’il a fait l’objet de poursuites judiciaires et a dû témoigner devant une commission sénatoriale, il a finalement été acquitté…
Aujourd’hui il est très facile de regarder certaines choses qui ont été faites à l’époque et de dire qu’elles étaient illégales ou immorales. Mais dans les années 1920, il n’y avait pas de règles, aucune loi contre ces spéculations. Le marché boursier était considéré comme une bataille entre cerveaux, avec l’idée de déjouer l’autre. Celui qui achète une action pense qu’il est plus intelligent que celui qui la vend. Et celui qui vend une action pense qu’il doit être plus intelligent que celui qui la lui achète. Ce que nous qualifierions aujourd’hui de manipulations boursières, à l’époque, n’étaient perçues que comme des démonstrations d’ingéniosité. C’était tout à fait normal et acceptable. J’ai cherché s’il y avait des membres de la classe dirigeante qui condamnaient ces pratiques. Mais je n’ai pas pu les trouver.
Les comportements humains sont complexes. Certains lecteurs, en lisant mon livre, trouveront que les principaux protagonistes sont des criminels. D’autres les trouveront attachants. Je n’aime en tout cas pas les livres manichéens.
Herbert Hoover, en fonction de 1929 à 1933, est l’un des présidents les plus impopulaires de l’histoire des Etats-Unis. Là aussi, vous en faites un portrait nuancé, en soulignant qu’il était assez critique de Wall Street…
La plupart des gens ont une opinion très négative de Hoover. J’ai lu ses mémos, ses lettres, ses journaux intimes. Il a clairement commis beaucoup d’erreurs. Mais je pense qu’il avait bon cœur, et a tenté d’améliorer les choses. Dans certains cas, il avait raison, mais n’était tout simplement pas en mesure de mettre en œuvre sa politique. Avant de laisser sa place à Franklin D. Roosevelt, à la fin de l’année 1932, il a reconnu que le système bancaire était sur le point de s’effondrer et a essayé de le sauver. Mais pour cela, il avait besoin de l’aide de son successeur démocrate. Or, pour des raisons politiques, Roosevelt ne voulait surtout pas être impliqué dans cette crise. J’ai donc beaucoup d’empathie pour Hoover.
Vous soulignez que Roosevelt a principalement élu sur la promesse de mettre un terme à la prohibition bien plus que sur l’économie, domaine dans lequel il avait d’ailleurs peu de compétences…
Les sondages de 1932 montrent que beaucoup d’Américains pensaient que l’économie se portait mieux qu’en réalité. Deux tiers d’entre eux estimaient qu’il y avait alors une reprise de l’activité économique. Le sujet crucial pour eux, c’était la prohibition. Hoover est resté inflexible sur le sujet, alors que 83 % des Américains soutenaient son abrogation. Hoover a accompli la difficile tâche d’inverser l’humeur pessimiste dans le pays, mais il a largement perdu (57 % des voix pour Roosevelt contre 40 % pour lui) à cause d’une prohibition qu’il lui aurait été facile d’abroger.
Hoover était d’ailleurs persuadé que Roosevelt ne comprenait pas à quel point les difficultés économiques étaient sérieuses pour le pays. Et effectivement, Roosevelt n’était pas le génie économique qu’on a dépeint par la suite. Il a pris les bonnes décisions en imposant une fermeture des banques, mais c’était aussi ce que Hoover voulait faire. Et, bien sûr, il a instauré le New Deal. Mais il est loin d’être certain que ce soient ces mesures qui aient provoqué la véritable relance de l’économie américaine. On peut dire que c’est bien plus la Seconde Guerre mondiale qui est la cause de cette nouvelle prospérité.
Un autre personnage important de votre livre est John Raskob, qui a financé la construction de l’Empire State Building. L’un des symboles de la prospérité américaine a été érigé en pleine crise économique…
Et ce gratte-ciel a, au début, été un énorme échec financier. La seule raison pour laquelle Raskob n’a pas fait faillite, c’est qu’il ne s’était pas endetté, finançant l’ensemble du bâtiment avec son propre argent. Mais on l’appelait alors "Empty State Building" [l’immeuble vide] plutôt que l’Empire State Building, car on ne trouvait personne pour louer des bureaux dans l’immeuble. Les entreprises n’étaient pas disposées à dépenser de l’argent pour cela. Raskob a même offert gratuitement des espaces dans l’immeuble à des associations caritatives et à d’autres organisations. Aujourd’hui, bien sûr, l’Empire State Building figure parmi les loyers les plus élevés de New York…
Le problème, c’est toujours le niveau d’endettement du système.
En lisant votre livre, il est difficile de ne pas faire de parallèle entre 1929 et la situation actuelle…
Ce n’était pas intentionnel, car il m’a fallu de nombreuses années pour le finir [rires]. Je n’avais donc pas prévu que Donald Trump mettrait en place des droits de douane, rappelant la loi protectionniste Hawley-Smoot de 1930, qui a été débattue au Congrès en 1929. Hoover, qui voulait se faire élire en 1928, était tellement désespéré d’obtenir le vote des agriculteurs du centre du pays qu’il a promis des droits de douane. Même si en 1930 l’économie était en difficulté, il s’est dit qu’il devait tenir sa promesse. C’est effectivement très similaire à ce qui se passe aujourd’hui avec Trump, qui a lui aussi promis de façon claire la mise en place de droits de douane.
A l’époque, après cette loi Hawley-Smoot, les échanges commerciaux entre les États-Unis et le reste du monde ont chuté de 60 % en un an. Aujourd’hui, la situation est différente. Quand Trump a annoncé en avril des droits de douane à des taux très élevés, les économistes ont pensé que cela allait être catastrophique. Mais Trump a renégocié chaque accord, pays par pays, réduisant considérablement les taux par rapport aux niveaux vertigineux du printemps. Hoover lui a imposé des droits de douane généralisés en 1930, et cela n’a pas changé avant 1934.
Beaucoup annoncent aujourd’hui l’explosion d’une bulle IA. Comme dans les années 1920, une nouvelle technologie suscite une frénésie boursière. Devons-nous selon vous craindre un nouveau krach ?
Il y aura un nouveau krach, mais il ne nous mènera pas nécessairement vers une nouvelle Grande Dépression. Les cours boursiers sont élevés actuellement. Comme dans les années 1920, il y a eu une démocratisation de la finance, avec l’arrivée de nouveaux produits sur le marché et la suppression de barrières de sécurité. Il est très probable que ces cours baissent. Cela va-t-il se transformer en véritable crise ? J’espère que non. Rien n’est en tout cas inévitable. Le krach de 1929 ne menait pas nécessairement vers la catastrophe. Cela s’est transformé en crise durable du fait de décisions politiques prises par la suite.
Le problème, c’est toujours le niveau d’endettement du système. Cet effet de levier est la véritable cause de toutes les crises financières. Or, aujourd’hui, il est plus difficile de déterminer l’ampleur de cet endettement, car une grande partie des prêts sont accordés dans un système bancaire parallèle, qu’on appelle le crédit privé, et qui ne relève pas des principales banques.
Peut-on aussi établir un parallèle entre les cryptomonnaies, qui séduisent notamment les jeunes, et la démocratisation d’investissements risqués dans les années 1920 ?
Effectivement, les cryptomonnaies ressemblent beaucoup à ce qui se passait à cette époque. Les investisseurs peuvent obtenir un effet de levier de 20 pour 1 avec certaines cryptomonnaies. Et tout cela n’est pas réglementé. Ce sont donc des produits très risqués…
Ces derniers temps, il a été beaucoup question de Michael Burry, célèbre pour avoir spéculé sur la crise des subprimes en 2008, ce qui lui a rapporté 100 millions de dollars. Depuis plusieurs mois, Michael Burry annonce l’éclatement de la bulle IA et a fermé son hedge fund. En 1929, le trader Jesse Livermore avait lui aussi gagné 100 millions de dollars en anticipant le krach et en vendant des actions à découvert. Mais vous soulignez qu’il a tout perdu quelques années plus tard, se suicidant en 1940. A quel point est-il donc difficile de parier contre le marché ?
La plupart du temps, le marché monte. En général, les vendeurs à découvert perdent donc de l’argent. Il est très rare que qu’ils réussissent. Lorsque vous "shortez" une action, vous faites un pari contre elle, mais vous risquez de perdre une somme d’argent illimitée. Ce n’est pas la même chose que de miser sur la hausse d’une action, car le risque est asymétrique. En 1928, Charles Merrill, cofondateur de Merrill Lynch, a conseillé à tout le monde de se retirer du marché boursier. Rétrospectivement, il pourrait passer pour quelqu’un d’intelligent, mais ce n’est pas le cas dans la réalité, car le marché boursier a augmenté de 90 % entre le début de 1928 et septembre 1929.
Il y a toujours un Cassandre qui annonce que tout va s’effondrer. Il est important d’écouter ces personnes. Mais savoir quand aura lieu un krach est toujours très délicat.
Autre parallèle : la Réserve fédérale avait, en 1929, fait l’objet de nombreuses critiques politiques, comme aujourd’hui…
Une grande partie des discussions politiques ayant précédé le krach de 1929 sont similaires au débat actuel sur la hausse ou la baisse des taux d’intérêt. À l’époque, la Réserve fédérale avait très peur de trop augmenter les taux d’intérêt, car elle ne voulait pas subir de réactions politiques négatives. Elle pensait que si elle augmentait trop les taux d’intérêt, elle risquait de faire basculer toute l’économie, et elle serait tenue pour responsable.
A l’époque, cette banque centrale était nouvelle, ayant été créée en 1913 à la suite de plusieurs crises financières. Le président des Etats-Unis ne lui disait pas directement quoi faire, mais elle subissait une forte pression politique. C’est pourquoi il est important d’avoir une Réserve fédérale indépendante, car elle doit prendre des mesures qui peuvent être politiquement impopulaires. En 2008, son président Ben Bernanke avait renfloué les banques, ce qui était alors très impopulaire, mais qui a permis de renflouer l’économie, et de limiter les conséquences de cette crise. Il fallait quelqu’un qui soit prêt à prendre ces mesures contre l’opinion publique.
La grande leçon de votre livre est sans doute que nous oublions toujours les leçons du passé quand nous sommes pris dans des frénésies collectives…
Il est toujours difficile de tirer les leçons du passé. 1929 nous a appris qu’il fallait garder un œil attentif sur l’endettement et savoir voir les signaux d’alarme. Mais aussi qu’il faut rester humble, et avoir conscience qu’aucun système n’est infaillible, qu’aucun marché n’est totalement rationnel et qu’aucune génération n’est exempte d’erreurs. Or, à chaque fois, les gens prennent trop confiance, cessent de se poser des questions et investissent car ils ont peur de passer à côté d’une opportunité et envient leur voisin qui réussit.