Nahel, Lola… Nous assistons au séparatisme des cadavres, par Sylvain Fort
![Nahel, Lola… Nous assistons au séparatisme des cadavres, par Sylvain Fort](https://www.lexpress.fr/resizer/Hl706RiJdJL38nesHhBKlb9ezZY=/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/lexpress/OYUCLTRLCZGG3OY5OIROF766NQ.jpg)
Les faits divers sont assurément depuis toujours le pain quotidien des médias. Ce qui est moins ancien, c’est cette tendance désormais systématique à politiser les faits divers. L’instrumentalisation des victimes est devenue un levier du combat politique, notamment aux deux extrêmes du spectre politique. Le modèle consiste à créer des effets de loupe. Ainsi, l’extrême droite inonde les réseaux sociaux de la liste des agressions et des crimes commis en France pour peu que les auteurs portent un nom africain, maghrébin ou autre... Le lecteur a ainsi le sentiment que chaque jour s’écrit la chronique d’une France Orange mécanique (titre du livre de Laurent Obertone, qui a en quelque sorte popularisé cette approche). Le sentiment d’insécurité dont parlent benoîtement nos politiques est ainsi mis à l’épreuve du réel, caméras de surveillance ou rapports de police à l’appui. Lorsque ensuite la justice ne prononce pas des peines qui semblent proportionnées à la violence dénoncée par les réseaux sociaux, il est commode de hurler au déni de justice, doublant ainsi la mise. Cela résonne très logiquement dans le discours sécuritaire du Rassemblement national, qui n’a plus à se préoccuper de la justesse des chiffres, puisque le terrain émotionnel est déjà en ébullition.
A l’extrême gauche, c’est la police qu’on traque, avec exactement les mêmes méthodes. La présence des street journalists sur les lieux de manifestation n’a pas pour ambition de rendre compte du déroulement des défilés, mais de documenter le moindre geste brutal (et il y en a !) commis par un policier à l’endroit d’un manifestant, ou pire, d’un journaliste. Des canaux entiers sont dédiés au visionnage des faits policiers, telle une VAR de la manif. Quand ces images font défaut, les caméras de surveillance sont utilisées, avec leur inimitable noir et blanc flou qui semble rendre toute scène trouble et angoissante. Le constat est connu, car c’est devenu un slogan : la police tue. Cette rhétorique de l’image emporte une conséquence évidente : chaque camp a ses martyrs. L’instrumentalisation des statistiques et des images aboutit la manipulation des victimes. Nous assistons au séparatisme des cadavres. Pour les uns, c’est Lola, pour les autres, c’est Nahel. Pour les uns, ce sont les policiers de Viry-Châtillon, pour les autres, c’est Adama. Pour les uns, c’est Philippe Monguillot, pour les autres, ce sont Zyed et Bouna…
Malgré tout ce qu’il y a de tragique et de sanglant dans ces crimes, ils ne sont pas foncièrement politiques. Mais tout est fait pour qu’ils le deviennent. On voit bien du reste le malaise des partis de gouvernement face à cette instrumentalisation. Un jour, on décrète une minute de silence à l’Assemblée nationale pour Nahel, un autre jour on cite les noms des policiers morts en service. Valse-hésitation. Trouble dans le "cercle de la raison". En vérité, nous sommes habitués, en France, à la litanie des martyrs politiques. Chaque sensibilité politique ou philosophique a les siens, depuis Victor Noir jusqu’à Maurice Audin, des Chouans au Communards. Notre force, comme nation, aura été de savoir les réunir dans un Panthéon – physique ou imaginaire – pour faire de tous les chaînons d’une même histoire. Désormais, on fait des victimes les acteurs involontaires d’une guerre civile souterraine que leur sort tragique révèle. Il faut absolument donner un sens idéologique au crime de la moindre crapule. L’obscénité de la question posée au procureur en charge de la disparition du petit Emile - "quid du passé d’extrême droite de ses parents ?" - atteste que désormais on renifle les morts comme une aubaine pour la violence du débat public.
La simple décence du deuil, la permission faite aux proches de se recueillir et de s’effacer, le temps donné à la communauté nationale de faire corps autour d’une tragédie familiale ou personnelle qui résonne jusqu’au fond du pays – plus rien de tout cela n’est consenti, puisque la chair froide des défunts est aussi la chair à canon de la chronique médiatico-politique. Je crains que cet habillage idéologique du crime endossé par les partis politiques officiels ne fasse bientôt croire à des voyous de rencontre qu’ils sont des résistants à l’ordre fasciste ou de valeureux révolutionnaires, ou à des citoyens lambda patrouillant la nuit avec leur fusil de chasse qu’ils sont des patriotes d’élite. Politiser les crimes, c’est politiser la violence. C’est d’avance disculper les coupables. C’est préparer le chaos.