"Pour les personnes en surpoids, rien ne fonctionnait…" : la révolution Ozempic vue par Aimee Donnellan
C’est le livre de référence sur la révolution Ozempic. Dans Off the scales (St. Martin’s Press), paru en novembre en anglais, Aimee Donnellan raconte comment la découverte scientifique dans les années 1980 d’une hormone régulant l’appétit, le GLP-1, s’est concrétisée avec les médicaments anti-obésité Wegovy (Novo Nordisk) et Mounjaro (Eli Lilly). Pour la journaliste de Reuters, l’impact de cette innovation médicale, qui n’en est qu’à ses débuts, pourrait être similaire à celui des… antibiotiques. Alors que les taux d’obésité n’ont cessé de grimper dans les sociétés modernes et que la science semblait impuissante face à une épidémie mondiale, ces traitements sont aujourd’hui si efficaces qu’ils provoquent aussi des bouleversements économiques et sociaux.
Pour L’Express, Aimee Donnellan évoque les conséquences souvent vertigineuses de ces GLP-1, mais explique aussi pourquoi les personnes avec simplement quelques kilos en trop devraient réfléchir à deux fois avant de vouloir en prendre.
L’Express : Selon vous, les GLP-1 pourraient être une innovation médicale aussi transformatrice en matière de santé publique que la pénicilline. Vraiment ?
Aimee Donnellan : Lorsque la pénicilline est apparue, l’espérance de vie a connu un gain important, d’une vingtaine d’années. Si les GLP-1 sont vraiment efficaces et confirment leurs promesses, leur effet sera majeur. Il y a plus d’un milliard de personnes obèses dans le monde, et cette maladie a des conséquences dramatiques en matière de santé publique. Le National Health Service (NHS) estime que l’obésité peut réduire la vie d’une personne de dix ans. Mais les dernières années d’une personne obèse sont aussi susceptibles d’être marquées par des maladies cardiaques, un diabète de type 2, la stéatose hépatique ou différents types de cancer. Donc oui, si une série de médicaments appartenant à la même famille d’hormones peuvent prévenir les comorbidités liées à l’obésité, ils pourraient être aussi révolutionnaires que les antibiotiques.
Aux Etats-Unis, le taux d’obésité semblait en progression constante. Mais selon Gallup, après un pic à 40 % de la population en 2022, il a depuis légèrement baissé à 37 %…
Ce qui pour le moment freine les médicaments GLP-1, c’est leur prix. Aux Etats-Unis, ils sont très chers, coûtant plus de 1 000 dollars par mois. D’autant plus que l’obésité touche davantage les personnes issues de milieux socio-économiques défavorisés que les personnes plus aisées. Donald Trump fait pression sur les entreprises pharmaceutiques pour qu’elles baissent le prix des médicaments. Dans ce pays, le semaglutide, principe actif de l’Ozempic et du Wegowy, ne sera plus protégé par un brevet à partir de 2031. Il deviendra donc un médicament générique, à très bon marché. Surtout, de nombreux acteurs font leur entrée sur le marché. Eli Lilly, qui affiche de meilleurs résultats que le pionnier Novo Nordisk, lance de nombreuses versions différentes. Pfizer ou Roche s’y mettent également. Beaucoup suivront.
Au Royaume-Uni, pour avoir une ordonnance, vous devez avoir un IMC supérieur à 30, ce qui limite le nombre de personnes qui peuvent en bénéficier. Beaucoup passent donc par des services de téléconsultation et des pharmacies en ligne pour essayer de se les procurer eux-mêmes. Dans tous les cas, le nombre d’utilisateurs devrait augmenter rapidement en Europe
Pour ce livre, j’ai parlé à de nombreuses personnes en surpoids ou obèses. Pour beaucoup, avant de prendre ces médicaments, rien ne fonctionnait. L’animatrice Oprah Winfrey est un très bon exemple. Voilà une milliardaire qui pouvait littéralement avoir tout ce qu’elle voulait, en bénéficiant d’un coach personnel, d’un diététicien, d’un chef cuisinier… Et pourtant, elle n’a cessé de lutter contre son poids. Oprah Winfrey a fait savoir que ces médicaments ont transformé sa vie. Avant, elle pensait constamment à la nourriture et à sa faim. Cela s’est atténué. Elle a même déclaré que ces médicaments l’ont aidée à comprendre que "l’obésité est une maladie. Ce n’est pas une question de volonté, mais de cerveau".
Ces médicaments changent la donne sur le plan biologique. Je ne suis pas une évangéliste des GLP-1. Il s’agit d’un traitement sérieux. Si vous avez quelques kilos en trop, ou que vous considérez avoir quelques kilos en trop, je ne pense pas que vous devriez en prendre. Mais comme vous l’avez dit, près 40 % de la population américaine souffre d’obésité. C’est un chiffre énorme de personnes qui devraient être traitées. Elles devraient prendre ces médicaments tant qu’elles les tolèrent, car la tolérance est le facteur déterminant. Les effets secondaires des GLP-1 sont réels. Les patients ont des nausées et de la diarrhée. Ils finissent parfois à l’hôpital pour des problèmes intestinaux, car ces médicaments ont un impact considérable sur l’intestin.
Voilà donc ce que je réponds aux nombreuses personnes qui me posent la question de savoir si elles doivent en prendre alors qu’elles n’ont pas de réels surpoids : êtes-vous prêt à avoir ces effets secondaires et de risquer de finir à l’hôpital simplement parce que vous voulez perdre cinq kilos ?
Vous soulignez que ces médicaments sont arrivés alors que les régimes ont, sur le plan scientifique, fait preuve de leur inefficacité…
De nombreuses études montrent que lorsque vous suivez un régime, vous perdez du poids, mais cela ne dure pas. Votre corps pense qu’il est en train de mourir de faim, et votre cerveau finit par prendre le dessus en vous envoyant constamment des signaux pour que vous mangiez davantage. Beaucoup sont aussi extrêmement fatiguées. J’ai parlé à des personnes qui ont perdu 15, 25 kilos en suivant un régime à différents moments de leur vie. Elles ont toutes repris du poids, en dépit de leur volonté.
McDonald’s se retrouve dans une situation délicate
Les GLP-1 vont-ils changer le regard sur l’obésité ?
Le côté positif, c’est que cela va aider à considérer l’obésité comme une maladie, qui n’a rien à voir avec la seule volonté des personnes. L’obésité, ce n’est pas simplement le fait de choisir un cheeseburger plutôt qu’une salade, c’est vraiment quelque chose qui est lié à votre corps, pour différentes raisons. Nous sommes en quelque sorte programmés pour stocker davantage de graisse. Et aujourd’hui, nous vivons dans un environnement d’abondance alimentaire, avec aux Etats-Unis des portions énormes et des aliments ultra-transformés. C’est un cocktail parfait pour prendre trop de poids. Cette "médicalisation" de l’obésité n’est donc pas une mauvaise chose.
Le risque, c’est que socialement, on remette trop l’accent sur la minceur. Tout d’un coup, il est redevenu acceptable de faire des blagues sur le sujet. En 2023, aux Oscars, l’animateur Jimmy Kimmel a débuté la soirée en disant : "Quand je regarde la salle, je ne peux m’empêcher de me demander si l’Ozempic est adapté à mon cas ?". Deux ans plus tard, aux Golden Globes, Nikki Glaser a elle aussi déclaré que c’était "la plus grande soirée d’Ozempic". Ces célébrités, déjà ultraminces, sont encore plus minces maintenant.
Valorisant les corps en surpoids, le mouvement "body positive", qui a culminé dans les années 2010, est selon vous aujourd’hui "dans le coma"…
Jusqu’à l’arrivée d’Ozempic, les personnes et les entreprises étaient pointées du doigt si elles n’acceptaient pas des types de corps différents. Ayant ses racines dans les années 1970, quand des activistes se sont battus contre la grossophobie et les discriminations liées au poids, le mouvement "body positive" s’est accéléré dans les années 2000. Mais ces dernières années, le changement a été rapide. Très peu de personnes défendent encore cette "positivité corporelle" de la même façon.
J’ai plusieurs amis qui ont des corps corpulents. Ils sont très déçus que des figures médiatiques comme Oprah Winfrey ou Lizzo aient perdu du poids grâce aux GLP-1. Je suis une féministe libérale, et donc j’estime que ces célébrités sont libres de leur choix de prendre ces médicaments. Elles étaient très en surpoids, et en avaient manifestement besoin. C’est leur choix. Il y a dans le mouvement "body positive" une forme de pureté qui pose question. Certains voudraient que ces célébrités continuent à embrasser leur surpoids comme une sorte d’idéal, et considèrent qu’elles deviennent des imposteurs dès qu’elles maigrissent. C’est un sujet complexe et sensible. Des influenceurs ont refusé de me répondre pour ce livre, parce que leur perte de poids grâce aux GLP-1 a provoqué des réactions négatives et leur a coûté des followers. Mais il est clair qu’en dépit du mouvement "body positive" et d’une décennie à tenter de mettre en avant des morphologies et des tailles différentes, des millions de personnes, si on leur en donne la possibilité, choisissent d’être plus minces plutôt que d’accepter leur silhouette.
L’obésité est une maladie moderne. Vous rappelez que dans les années 1950, seul un Américain sur dix était obèse. Depuis, il y a eu une explosion des chiffres…
Oui, à cause de cet environnement alimentaire marqué notamment par l’abondance de la fast-food. Nos vies sont également plus sédentaires, et les repas faits maisons ont diminué, les femmes travaillant de plus en plus à l’extérieur du foyer et les hommes n’ayant pas pris le relais en cuisine. En 1990, les taux d’obésité dans la plupart des pays européens étaient encore en dessous des 10 %. Mais en 2022, au Royaume-Uni ou en Irlande, plus d’un quart de la population était concerné. Jusque-là, nous n’avons pas trouvé de solution. Au final, celle-ci pourrait elle aussi être moderne à travers ces médicaments. C’est ironique.
Des lecteurs m’ont fait remarquer que nous avons empoisonné le monde avec de la nourriture épouvantable. Puis nous avons mis au point un médicament pour y remédier. Ce n’est pas faux, mais beaucoup considèrent toujours que les personnes sont obèses parce qu’elles ne font pas assez d’efforts, et qu’elles devraient travailler plus dur pour être en meilleure santé. Quand on échange avec des personnes obèses, on ne peut que s’opposer à ce discours. Le vrai problème, c’est que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ne nous aide pas à être mince et en bonne santé. Les aliments ultra-transformés sont conçus pour nous rendre dépendants, ils sont pleins de sucre, de graisses et de choses que nous ne pouvons pas vraiment absorber et digérer. Par ailleurs, nous n’avons plus le temps, comme dans les années 1950 et 1960, de passer trois heures par jour dans la cuisine à faire du pain et des repas maison. Nous travaillons tous, nous faisons tous de longues heures et nous faisons la navette entre notre travail et notre domicile.
L’industrie du fast-food panique-t-elle face à ces nouveaux médicaments ?
McDonald’s se retrouve dans une situation délicate. Ils ont essayé des produits plus sains, avec des salades, mais ça n’a pas fonctionné. Ce qu’ils peuvent faire de manière très cynique, c’est de redoubler d’efforts dans la "malbouffe" et se concentrer sur les gens les plus pauvres, qui ne pourront sans doute pas bénéficier de ces médicaments avant un certain temps, faute de moyens. Une entreprise comme McDonald’s a ainsi encore quelques années avant un véritable boom des GLP-1.
Pour les entreprises pharmaceutiques, ce secteur est aujourd’hui une mine d’or.
Ces médicaments semblent aussi avoir des effets sur d’autres addictions, comme l’alcool ou les drogues. Est-ce une autre révolution à venir ?
Nous ne comprenons pas entièrement ce qui se passe, mais nous savons que cela affecte la partie du cerveau liée à la dopamine. Ce qui pouvait vous procurer du plaisir auparavant, comme l’alcool et la drogue, vous en donnera moins si vous prenez ces médicaments. Il pourrait effectivement y avoir une révolution importante dans le domaine des addictions. Là aussi, c’est un marché énorme.
Mais aujourd’hui, le sujet le plus important pour les laboratoires, ce sont les effets secondaires des GLP-1. Il y a un certain nombre de recours collectifs de patients contre Eli Lilly et Novo Nordisk du fait d’une gastroparésie, c’est-à-dire quand votre estomac cesse pratiquement de fonctionner. En général, cela se finit aux urgences. Et puis il y a les nausées ressenties par presque tous les utilisateurs de ces médicaments. A l’heure actuelle, la question est de savoir vous pouvez tolérer ces effets secondaires, si vous prêts à vivre en ayant un peu la nausée un ou deux jours après une injection hebdomadaire. Plus de la moitié des patients arrêtent ces médicaments dans l’année.
Par ailleurs, outre les effets secondaires et le problème de coût, il y a des contraintes liées à la prise de ces médicaments. Les gens n’aiment pas les aiguilles. Il faut conserver ces seringues au réfrigérateur. Ils auraient bien plus de succès s’ils étaient sous la forme de comprimés. Les gens sont tellement habitués à prendre des compléments alimentaires que prendre un comprimé supplémentaire par jour ne leur posera aucun problème. Mais, malheureusement, les GLP-1 sous forme de comprimés ne permettent pas, pour l’instant, de perdre autant de poids que les injections.
Pensez-vous que des innovations majeures pourraient voir le jour dans les années à venir ?
Oui. Roche, l’un des grands laboratoires qui est basé en Suisse, essaie de trouver une solution aux effets secondaires en s’associant à une entreprise danoise nommée Zealand Pharma. Ils utilisent une hormone intestinale différente, l’amyline. Jens Juul Holst, l’un des chercheurs pionniers sur les GLP, tente de trouver un moyen de stimuler le GLP-1 de façon naturelle dans votre corps, ce qui permettrait de mieux le tolérer. Mais pour les entreprises pharmaceutiques, ce secteur est aujourd’hui une mine d’or.
Ce n’est donc pas une mode passagère ?
En tant que journaliste couvrant le secteur pharmaceutique depuis très longtemps, je sais que les laboratoires ont souvent survendu leurs nouveaux médicaments. Mais l’ironie avec les GLP-1, c’est que personne ne semblait vraiment s’intéresser à ce domaine, même Novo Nordisk. Dans les années 1990, il fallait convaincre les dirigeants de l’industrie pharmaceutique. Ils ne considéraient pas l’obésité comme une maladie.
Si aucune catastrophe ne survient, comme un lien avec un cancer qui serait plus grave que les conséquences médicales de l’obésité, alors ces GLP-1 sont une révolution. Nous avons de plus en plus d’enfants qui sont déjà obèses, ce qui est très problématique en matière de santé publique. Si vous développez l’obésité durant votre enfance, vous souffrirez de comorbidités, comme la stéatose hépatique, beaucoup plus tôt dans votre vie que si vous l’aviez développée à un âge plus avancé. Vous risquez aussi d’avoir un cancer plus précoce.
Par ailleurs, la France et le Royaume-Uni sont en difficultés économiques. Le système de santé aux Etats-Unis est également dans une situation délicate. Si vous ne dépensez plus autant d’argent pour traiter le diabète de type 2, les maladies cardiaques ou d’autres comorbidités coûteuses liées à l’obésité, les gains pour le système de santé seront conséquents.
Sur un plan plus personnel, vous soulignez que les gens sous GLP-1 ressentent une amélioration de leur estime de soi, mais ont aussi des sentiments plus ambigus…
C’est à double tranchant. En perdant rapidement du poids, des personnes reçoivent des commentaires positifs, se sentent mieux, sortent plus, socialisent davantage. Elles sont mieux accueillies dans la société et dans le monde de l’entreprise. Mais elles ont aussi un sentiment ambivalent, car cela signifie que beaucoup de gens ne se souciaient pas vraiment d’elles lorsqu’elles avaient un corps plus gros. C’est une pensée assez déprimante pour certains, qui réalisent que même leurs parents ou leurs proches les regardent différemment lorsqu’ils ont un corps plus mince. Mais malheureusement, c’est ainsi que fonctionne le monde actuel…